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. La maison, le chien et la cafetière : l'architecture dans l'œuvre d'Herman Van Ingelgem


I

Les références à l'architecture ne sont pas absentes de l'art contemporain. Des artistes de tous horizons conçoivent l'habitation, l'espace publique ou urbain comme une expression de la vie sociale ou considèrent la construction elle-même comme un compromis entre relations sociales et politiques. Cet engouement général pour l'architecture n'a rien d'étonnant. Comme l'a récemment déclaré le critique d'art Wouter Davidts, la promesse architecturale de permanence, de poids et de matérialité constitue un rempart contre l'aliénation et l'inconstance générales de notre culture de l'image. (1) Divers registres artistiques qualifient fréquemment l'architecture d'expression culturelle du monde " véritable ", où la réalité glisse progressivement dans une brume d'apparences et de représentations.
Pourtant, le positionnement tout aussi paradoxal de l'architecture vis-à-vis de la culture-spectacle et de son déracinement social met à mal à cette conception. En effet, les discours postmodernes de Frédéric Jameson et de Jean Baudrillard au cours des années soixante-dix et quatre-vingt sont issus de ou se fondent parallèlement sur les débats architecturaux opposant entre autres Robert Venturi et Aldo Rossi à la fin des années soixante. (2) Rossi et Venturi ont non seulement dénoncé l'échec définitif du projet social moderniste mais ils ont également stigmatisé le glissement croissant du rôle de l'architecture d'une représentation sociale vers une infrastructure capitaliste de panneaux d'affichage, de logos et autres symboles " publics ". La force sociale de l'architecture a ainsi été influencée par notre culture de l'image en crise. D'après Rossi, l'architecture a perdu sa fonction d'expression directe de la société, du monde véritable ou réel depuis longtemps. Bien qu'un groupe chic d'architectes, tels que Venturi ou, plus récemment, Frank Gehry, ait intégré les préceptes de la culture-spectacle à leurs créations, l'architecture des années quatre-vingt est restée très " critique " à l'égard de cette dernière. Bon nombre d'architectes ont développé des stratégies, tant en théorie qu'en pratique, pour préserver leurs projets de toute dérive capitaliste initiant ainsi un mouvement de résistance dont les artistes aiment se réclamer.
Dès lors que l'enchevêtrement des registres architectural et artistique est une caractéristique dominante de l'œuvre d'Herman Van Ingelgem, il convient de se demander si ses créations peuvent être rapprochées de celles des autres nombreux artistes qui manipulent les notions de l'architecture ou de " construction ". Établir la valeur de certaines œuvres à la lumière de la polémique architecturale des années soixante-dix et quatre-vingt me semble plus inté-ressant que de renvoyer le lecteur à l'histoire de l'art ou au discours artistique. Grâce à l'analyse des créations de deux artistes de cette période, à savoir, respectivement, Kenneth Frampton et Bernard Tschumi, je discuterai de l'idiosyncrasie de Van Ingelgem tendue entre leurs définitions élargies de l'architecture. Cette démarche a pour but la mise en lumière des diverses manipulations architecturales opérées par Van Ingelgem dans son œuvre ainsi que la position de l'artiste en matière de " pratiques " architecturales. Enfin, je tenterai de retracer, dans cet essai, l'évolution de l'œuvre de Van Ingelgem jusqu'à son tout dernier projet présenté au Local 01.

II

I wish to employ the term (Critical Regionalism) to allude to a hypothetical and real condition in which a local culture of architecture is consciously evolved in express opposition to the domination of hegemonic power. In my view, this is a theory of building which, while accepting the potentially liberative role of modernization, resists being totally absorbed by forms of optimized production and consumption.
- Kenneth Frampton(3)

Une des stratégies employées par de grands théoriciens de l'architecture tels que Kenneth Frampton et Anthony Vider pour contrer la crise postmoderne affectant les pratiques architecturales a été l'élargissement séman-tique de la notion d'architecture. Frampton prolonge la mémoire sociale qu'Aldo Rossi attribue, dans ses créations, à l'utilisation de formes pluriséculaires et de types reconnaissables en considérant également l'architecture comme une construction culturelle au confluent des relations sociales et politiques. Ainsi, aux yeux de Frampton, la valeur de l'achitecture réside dans ses moyens et non dans ses objectifs : seule la construction en tant qu'activité est de nature à dépasser les objectifs économiques et fonctionnels des pratiques architecturales. Le théoricien s'appuie sur l'opposition " travail/œuvre " avancée par la philosophe Hannah Arendt pour tenter de décrire les conventions d'une architecture critique. D'après Frampton, l'architecture compromet toute résistance lorsqu'elle compose entre le rite collectif de construction (travail) et la logique de consommation technologique de l'édification (œuvre). Ce " régionalisme critique " ne devrait pas non plus se borner à l'emploi de sujets anthropomorphes suivant la tradition des architectes de la Renaissance tels que, entre autres, Alberti ou Filarète. Il devrait plutôt contribuer à perpétuer un lieu commun social loin de la résidence familiale.
Herman Van Ingelgem n'échappe pas à ce régionalisme critique inhérent à la nature des paysages brumeux de Flandre. Presque la totalité de l'œuvre de Van Ingelgem exalte les maisonnettes bourgeoises et les bâtisses penchées dont l'arrière-pays flamand foisonne - une ode à une forme marginale mais extrêmement efficace de résistance architecturale. Chez Van Ingelgem, la brique dans le ventre proverbiale aboutit manifestement à une quête continue d'identité culturelle : l'architecture flamande devient une vague collective de personnifications. L'installation Home (2007) suggérant une habitation à toit en bâtière située sur une parcelle inoccupée illustre symboliquement ce point de vue. Alors que pendant la journée l'enveloppe extérieure sur mesure n'est rien de plus qu'une structure abandonnée faite de planches de bois, la nuit, des tubes luminescents trahissent une activité humaine ou une présence figurée. Van Ingelgem fléchit la lisibilité architecturale avec une simplicité poétique pour la transformer en expression forte mais moins " transparente " de la vie humaine, autrement dit l'artiste fait des formes simples du paysage flamand la prolongation univoque d'un contexte social enraciné et donc également complexe.
Les séries photographiques Location (2008) et Remove (2008) jouent également sur une notion architecturale d'identité culturelle. Dans Remove, Van Ingelgem cadre à chaque fois une fenêtre garnie d'un rideau tendu à l'extérieur. L'œil du spectateur oscille entre l'intérieur de la maison, le rideau lui-même et le reflet de l'extérieur. À l'instar des travaux de Frampton, prolongés par Anthony Vidler, théoricien de l'architecture, dans lesquels l'auteur se livre à la psychanalyse de l'architecture, ces photos sont l'expression d'une subjectivité " plus profonde ". Alors que la transparence oriente normalement le regard du spectateur vers l'intérieur de la maison, dévoilant ainsi la part humaine de l'œuvre, la photo contient également ici son pendant, à savoir le reflet ou l'opacité. D'après Vidler, l'architecture constitue dans ce cas également une construction culturelle : elle concilie l'obscurité ou les angoisses humaines, à l'abri de la chose publique. Le rideau et le reflet qui l'accompagne témoignent également de la peur des familles flamandes de voir le domaine publique, symbolisé par la fenêtre, interférer dans leur sphère privée - la transparence elle-même devient alors une source d'angoisse pour l'identité flamande. En d'autres termes, cette œuvre illustre une psyché flamande qui s'oppose littéralement à l'" extérieur " et aux logiques rationnelles qui y font rage.

III

Indeed, architecture constitutes the reality of experience while this reality gets in the way of the overall vision. Architecture constitutes the abstraction of absolute truth, while this very truth gets in the way of feeling. We cannot both experience an think that we experience. "The concept of dog does not bark;" the concept of space is not space.
- Bernard Tschumi(4)

Une autre manière de contrer la prolifération de la culture de l'image des années soixante et soixante-dix au sein de l'architecture consiste à se débarrasser totalement du caractère représentatif des bâtiments. Des architectes tels que Peter Eisenman, Daniel Liebeskind et Coop Himmelb(l)au s'appuient sur une théorie enracinée dans le structuralisme français pour rejeter toute forme d'agenda social ou programmatique et revenir à un formalisme hermétique. L'architecture déconstructiviste, comme on l'appelle, s'affranchit de la culture de masse en rejetant toute référence extérieure à elle-même et ne représente donc rien d'autre que sa propre critique.
Le mode de pensée de l'architecte néerlandais Bernard Tschumi s'inspire manifestement des théories de, entre autres, Jacques Derrida et de Roland Barthes. Dans ses publications datant du milieu des années soixante-dix, Tschumi associe des concepts bien définis issus d'autres disciplines artistiques - jusqu'à l'emprunt arbitraire - pour affirmer ses propres théories spatiales. Son essai polémique The Architectural Paradox (1975) s'inspire également de la sémiotique développée par Barthes quelques années auparavant dans The Pleasure of Text (1972). D'après Barthes, le sens d'un texte jaillit entre les idées de l'écrivain et l'interprétation du lecteur, conciliées par la matérialité du langage. De la même manière, Tschumi considère l'architecture comme une dissension entre l'imagination et l'expérience d'une forme spatiale. Selon Tschumi, les espaces architecturaux sont toujours tendus entre une construction mentale et une expérience physique, entre conceptualisation et phénoménologie d'une forme spatiale. Bien que ces deux notions participent à la définition de l'architecture, elles s'excluent aussi mutuellement et ne peuvent donc jamais converger complètement. La notion d'" espace " est, aux yeux de l'architecte, structurellement imparfaite ; il s'agit d'une réalité ou d'une abstraction, mais jamais les deux à la fois - " le concept de chien n'aboie pas ". La résistance de l'architecture réside dans le fossé séparant ces deux notions ou, pour citer Tschumi, sur l'aire de jeu entre le concept et l'espace lui-même.
Dès ses débuts, l'œuvre de Van Ingelgem tâtonne cette aire de jeu dans le cadre d'un registre artistique. L'installation Parcours, le projet de fin d'études de Van Ingelgem à l'HISK en 2000, présente de manière claire sa recherche tâtonnante de la frontière architecturale, entre raison et perception. À l'aide de plinthes et de chambranles, l'œuvre figure un plancher plat ou un morceau de tenture qui suggèrent de manière minimaliste un groupe d'espaces appuyés par un haut-parleur émettant des bruits de toux ou une vidéo mettant en scène un personnage en train d'uri-ner. Les images et les sons complètent le geste architectural par l'expérience de la vie domestique voire une expression purement physique. La notion " architecturale " dans cette œuvre flotte de ce fait quelque part entre concept spatial et phénoménologie pure, entre la plinthe et le bruit du plancher échappant sans cesse de justesse à toute tentative de fixation.
La dimension duale de l'architecture transparaît également dans la série récente de dessins au trait intitulée Location (2010). Dans ce qui ressemble à des ébauches architecturales destinées à de futures installations, Van Ingelgem présente des espaces décoratifs à découvrir le long d'une ligne de façade ou d'un réverbère occasionnel à caractère public. Les " places " et les " rues " sont toutefois beaucoup trop petites et présentent toujours leur partie arrière ou la partie apparente des échafaudages au spectateur. Van Ingelgem n'a pas conçu un espace public mais en a seulement créé l'apparence. Il définit un espace présentant sa propre recherche de la vérité mais révélant également de ce fait que son statut public n'est rien de plus qu'un conditionnement. En conciliant de manière amusante et sèche la conception et la perception de l'architecture, Van Ingelgem parvient à la fois à représenter et à remettre en question l'espace public construit.

IV

L'exceptionnel travail artistique de Van Ingelgem intègre astucieusement et de manière tout-à-fait fructueuse les analyses antérieures à son mode de pensée. Depuis 2006, l'artiste modélise des espaces existants sous forme de maquettes en carreaux de plâtre le plus souvent présentées sur un support en bois. L'œuvre de Van Ingelgem ne se prétend pas conforme à la vérité ou même un tant soit peu reconnaissable. Elle matérialise simplement les éléments caractéristiques qui persistent dans le souvenir de l'auteur. Les façades temporaires, les grilles d'aération ou le carrelage constituent davantage l'architecture des lambeaux de mémoire de l'auteur qu'un espace réel ; il s'agit ici, tout comme dans ses dessins au trait, d'ébauches de et pour une phénoménologie architecturale. Ces modèles, en tant qu'étape conventionnelle au processus de réalisation d'un projet, s'inscrivent cependant de manière encore plus directe dans les pratiques architecturales et s'approprient le registre de l'architecture non seulement sur le plan du contenu mais également de la structure. Le propos de Van Ingelgem n'est ni l'espace ni son concept. L'artiste essaie ici, avec une virtuosité conceptuelle, de découvrir la frontière entre ces deux notions.
Le régionalisme critique s'insinue également dans ces maquettes. La mise en œuvre y dépasse également le cadre du simple contenu. L'artiste emploie en effet des carreaux de plâtre pour confectionner ses maquettes. Ce matériau est très souvent utilisé par les bricoleurs flamands pour fabriquer parois et faux plafonds. Il décrit littéralement l'usage de carreaux de plâtre comme le choix d'un amateur, ou comme " une chose à laquelle chacun peut s'identifier ". Van Ingelgem fait appel à l'amateurisme structurel qui imprègne la palette d'ébauche des maquettes pour faire du régionalisme son matériau artistique de base et jongler astucieusement avec les notions d'identité culturelle qui y sont associées.
Dans l'amalgame d'objets trouvés personnels qui compose l'œuvre intitulée Objects, thoughts and obstacles (2010), l'enchevêtrement du régionalisme et de la conception-perception mise en scène dans les maquettes apparaît peut-être plus évident qu'auparavant. En effet, ne pouvons-nous pas considérer la planche appuyée sur la balle ou le frigo exposé comme des modèles réduits ready-made d'une architecture possible, respectivement, un projet de pont et d'un immeuble à appartements ?
Cette installation ressemble à un prolongement des maquettes de l'artiste. Là où, auparavant, l'artiste bâtissait une architecture mentale à partir d'éléments quelconques, il " trouve " aujourd'hui l'essence de l'architecture dans l'obstacle que présente une planche en équilibre ou dans la surcharge des différents étages d'un réfrigérateur. À l'instar d'Aldo Rossi qui, en 1984, affirmait avoir conçu une ébauche possible de tours d'habitations à partir d'une cafetière Alessi, Van Ingelgem projette les notions d'architecture sur des objets appartenant à la vie quotidienne. Une telle thématisation dépasse cependant l'architecture critique précédemment abordée dans ses œuvres et oriente davantage l'artiste sur la voie de l'architecture postmoderne dont Robert Venturi et Hans Hollein sont les représentants. Ces derniers considèrent que " tout est architecture ". Cette conception n'est pas étrangère à l'œuvre de Van Ingelgem. Bien que l'artiste n'assimile pas complètement cette image gratuite à une forme architecturale - mais recherche au contraire des expressions ready-made de la tectonique -, il joue à présent la carte d'une culture de l'image architecturale et se joue des attitudes critiques exprimées à l'égard de ce type d'architecture. L'élan architectural de cette installation qui prolonge et s'oppose simultanément au reste de l'œuvre de l'artiste pose également la question de savoir si l'artiste poussera plus avant à l'avenir sa mise en œuvre critique de l'architecture ou remettra entièrement en question ses travaux antérieurs.

Stefaan Vervoort


(1) Wouter Davidts, Pedro Cabrita Reis, in : De Witte Raaf, n° 107, janvier 2004.
(2) pour une brève localisation des deux débats, voir : Scott Rothkopff, Four Critical Vignettes, in : Artforum, mars 2003, p. 46.
(3) Kenneth Frampton, Place-Form and Cultural Identity, in : John Thackara, et al., Design After Modernism, p. 56.
(4) Bernard Tschumi, The Architectural Paradox, in : Bernard Tschumi, Architecture and Disjunction, p. 48.





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